Appel à propositions / Call for papers ERRS Volume 16, N°1 (2025) : "La place de la lecture dans l'œuvre de Paul Ricœur / The place of reading in the work of Paul Ricœur"
APPEL A PROPOSITIONS / CALL FOR PAPERS :
Études Ricœuriennes / Ricœur Studies (ERRS)
ERRS Volume 16 n° 1 (2025) : « LA PLACE DE LA LECTURE DANS L’ŒUVRE DE PAUL RICŒUR »
Si de nombreux penseurs modernes ont éprouvé comme Ricœur le besoin de devenir des philosophes lecteurs de littérature, et si par ailleurs le métier de professeur de philosophie semble indissociable de la lecture des philosophes du passé, Ricœur ne lit pourtant ni à la manière d’un Benjamin, d’un Derrida, d’un Bachelard ou d’un Deleuze, ni à la manière d’un historien de la philosophie.
Soit qu’il lise les textes des autres philosophes, en les commentant abondamment, en les citant, ou en les intégrant sous forme de références fondamentales pour sa propre philosophie ; soit qu’il lise un large éventail de textes scientifiques (on pense ici, entre autres, à la linguistique, aux sciences neuronales, au structuralisme, ou encore à la théorie littéraire) ; soit, enfin, qu’il cite, étudie ou commente des œuvres littéraires, des textes bibliques et des théologiens, Ricœur, chacun s’accorde à le penser, a développé dans son œuvre une pratique intensive de la lecture. Son style, qui privilégie le dialogue, valorise l’intersubjectivité et exige des moyens créatifs fait signe vers un désir de communication sur lequel nous invitons à réfléchir.
On notera pour commencer que la lecture peut parfois prendre chez Ricœur des proportions exponentielles, voire manifester une certaine violence dans l’usage de la référence bibliographique et de la citation (on songe ici, par exemple, à La Métaphore vive). Une telle abondance de lectures est pourtant aux antipodes de toutes forme d’éclectisme : dans son caractère conflictuel et créatif, elle témoigne au contraire de la cohérence d'une manière multiple de lire. Quel est donc le « comment » de la lecture ricœurienne - comment lit-il tel ou tel philosophe ? Telle ou telle théorie ou telle œuvre ?
On suggérera que c’est au nom d’une certaine pluralité de la vérité, mise en tension par la lecture des textes, que Ricœur déploie sa rhétorique propre et qu’il met en œuvre des stratégies d’appropriation des textes lus, de neutralisation des positions contraires, d’incorporation d’idées et de concepts dans un répertoire varié, d’actualisation des classiques, allant aussi parfois jusqu’à invisibiliser certaines procédures présidant au choix de ses lectures. Dans son essai de 1961 « Histoire de la philosophie et historicité »[1], Ricœur définit la philosophie comme une recherche de vérité qui ne vit que du dépassement historique de sa situation sociale au moyen de ses œuvres. Des œuvres qui sont donc à lire, et même à sauver des dangers qui les guettent. D’un côté, la singularité de la vérité dans le discours philosophique est menacée par la pluralité des autres séries de discours, comme la sociologie de la connaissance. D’un autre côté, à l’intérieur même de la tradition philosophique, l’esprit de système menace de réduire la vérité d’un texte. Si : « Je n’ai pas le droit de dire qu’une philosophie n’est qu’un moment »[2] qui a son sens en dehors d’elle dans un système qui l’engloberait c’est que, sans pour autant succomber à la schizophrénie de la singularité, « je » dois voir que chaque philosophe donne pourtant une forme unique à un problème universel. Lire de la philosophie c’est, pour Ricœur, comprendre l’histoire mieux qu’elle ne se comprend elle-même, en faisant vivre la vérité ontologique au-dessus de l’éparpillement de l’histoire effective et à côté de l’esprit de système. Or, ce devoir de lire « l’unité du vrai » dans le conflit entre les philosophies qui se contredisent et la vérité du problème philosophique donne lieu à une dramatisation de la lecture. Ricœur parle alors de « déchirure béante », de transformation du « dilemme mortel en paradoxe vivant »[3]. Il ira même jusqu’à dramatiser l’écriture d’autres philosophes en suggérant une théorie de l’adresse du texte philosophique, lorsque, par exemple, il parle d’intrigue au sujet de Descartes : « On n’a pas le droit d’affirmer que les Méditations sont un grand soliloque, parce que celui qui les écrit et qui se sent donc capable de faillir, se place sous le regard des autres dont il attend l’approbation »[4].
La « nécessité intérieure » de Ricœur, aiguisée par une lecture critique de Heidegger, est ainsi clairement exposée par lui-même comme une re-lecture de l’histoire de la philosophie en vue de « trouver chez des philosophes de quoi réengendrer la métaphysique », de « revisiter la métaphysique qui n’est pas close », et de « réactiver des thèmes sinon inemployés, en tout cas restés secondaires » [5].
On remarquera également qu’à l’époque du Conflit des interprétations, le thème de la lecture ricœurienne se trouve relancé. D’une part, une certaine définition du symbole permet désormais de préciser les règles de toute interprétation. D’autre part, le conflit devient une dimension structurelle de la lecture des philosophes[6] puisqu’il en vient à définir le style propre de l’herméneutique critique de Ricœur qui se pense alors comme une philosophie située dynamiquement au point de jonction des herméneutiques de la recollection du sens et des herméneutiques du soupçon. Dans l’élaboration de ce style dialogique ouvert et conflictuel, trois traits sont à remarquer : le développement d’une philosophie radicalement hostile à toute interprétation totalisante de l’histoire de la philosophie ; une nouvelle façon de lire certains philosophes en les classant selon leur propre façon d’interpréter ; et enfin une reconnaissance de la nécessité de lire d’autres textes que ceux de la tradition philosophique.
Faut-il dire alors que pour Ricœur la philosophie n’est qu’une lecture ?
Lorsque dans Temps et récit III[7], à la suite de sa propre lecture de toute une série de théories, Ricœur nous livre sa théorie détaillée de la lecture, elle ne s’applique plus qu’aux œuvres littéraires. C’est alors l’acte du lecteur réel qui donne une consistance ontologique à la lecture. Bien que l’on puisse dire que la lecture possède ainsi une puissance pratique fondamentale, puisqu’elle est capable de transformer et de refigurer en profondeur l’agir humain, on notera qu’elle n’est plus, paradoxalement, une lecture philosophique[8].
Si Ricœur lit donc toujours en philosophe quel que soit l’objet de sa lecture, pour lui la lecture est toujours un drame lourd d’implications : non seulement elle ne peut se déployer qu’à la manière d’un rude « combat amoureux »[9] mais elle doit aussi assumer le cercle dans lequel elle est engagée : l’acte de lecture, en effet, suppose une délimitation claire des sphères disciplinaires auxquelles il s’applique en même temps qu’il les produit.
Mais alors, le philosophe nous donne-t-il vraiment toutes les clefs de ses lectures ? Qu’est-ce qui différencie sa lecture des autres philosophes (dans ses formes elles-mêmes multiples) de sa lecture des théories scientifiques et de sa lecture des œuvres littéraires ? Serait-il possible d’éclairer sa pratique philosophique de la lecture à partir de sa théorie de la lecture ? Jusqu’à quel point nous livre-il la part d’amour et de haine que comporte son propre « combat amoureux » ?
Au-delà de ces questions, ce numéro est ouvert à tous les contributeurs qui souhaiteraient aborder l’un des innombrables dialogues philosophiques qui jalonnent l’œuvre de Ricœur, en tentant librement d’intégrer la question de la lecture à leur réflexion.
Date limite de transmission des textes : 30 mars 2025
Nombre de caractères max. (espaces compris, notes incluses) : 50 000 caractères. Les contributions doivent être rédigées en français ou en anglais
Format : Pour les questions de style, le journal suit le Chicago Manual of Style. Voir sur le site de la Revue, la rubrique « Directives aux auteurs » : http://ricoeur.pitt.edu/ojs/index.php/ricoeur/about/submissions#onlineSubmissions.
Les articles qui ne respecteront pas ces contraintes éditoriales ne seront pas examinés.
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Editrice invitée : Cristina Henrique da Costa
Jean-Luc Amalric et Ernst Wolff, co-editeurs des Etudes Ricoeuriennes/Ricoeur Studies Journal http://ricoeur.pitt.edu<http://ricoeur.pitt.edu/>
CALL FOR PAPERS / APPEL A PROPOSITIONS :
Études Ricœuriennes / Ricœur Studies (ERRS)
ERRS Volume 16, N° 1 (2025): « THE PLACE OF READING IN THE WORK OF PAUL RICŒUR »
While many modern thinkers, like Ricœur, have felt the need to become philosophers who read literature, and while the profession of philosophy teacher seems inseparable from the reading of philosophers of the past, Ricœur does not read in the same way as Benjamin, Derrida, Bachelard or Deleuze, nor in the same way as an historian of philosophy.
Either he reads the texts of other philosophers, commenting on them at length, quoting them, or integrating them as fundamental references for his own philosophy; or he reads a wide range of scientific texts (we are thinking here, among others, of linguistics, neural sciences, structuralism, or literary theory); whether he is quoting, studying or commenting on literary works, biblical texts or theologians, everyone agrees that Ricoeur has developed an intensive reading practice in his work. His style, which favors dialogue, values intersubjectivity and calls for creative means, points to a desire for communication that we invite you to reflect on.
To begin with, we will note that Ricoeur's reading can sometimes take on exponential proportions, even manifesting a certain violence in his use of bibliographical reference and quotation (we're thinking here, for example, of The Rule of Metaphor). Yet such an abundance of readings is the antithesis of any form of eclecticism: in its conflictual and creative character, it testifies, on the contrary, to the coherence of multiple ways of reading. What, then, is the « how » of Ricœurian reading - how does he read this or that philosopher? This or that theory or work?
We suggest that it is in the name of a certain plurality of truth, brought into tension by the reading of texts, Ricoeur deploys his own rhetoric and implements strategies for appropriating the texts he reads, neutralizing contrary positions, incorporating ideas and concepts into a varied repertoire, updating the classics, sometimes even going so far as to make certain procedures presiding over the choice of his readings invisible. In his 1961 essay « The History of Philosophy and Historicity »[10], Ricoeur defines philosophy as a search for truth that lives only by overcoming its social situation through its works. Works that must be read, and even saved from the dangers that threaten them. On the one hand, the singularity of truth in philosophical discourse is threatened by the plurality of other series of discourses, such as the sociology of knowledge. On the other hand, within the philosophical tradition itself, the spirit of the system threatens to reduce the truth of a text. If: « I do not have the right to say that a philosophy is only a “moment” »[11] that has its meaning outside itself in a system that would encompass it, it's because, without succumbing to the schizophrenia of singularity, « I » must see that each philosopher nevertheless gives a unique form to a universal problem. To read philosophy is, for Ricoeur, to understand history better than it understands itself, by bringing ontological truth to life above the scattering of actual history and alongside the spirit of system. However, this duty to read « the unity of truth » in the conflict between contradictory philosophies and the truth of the philosophical problem gives rise to a dramatization of reading. Ricoeur speaks of a « gaping tear », transforming the « mortal dilemma » into a « living paradox »[12]. He even goes so far as to dramatize the writing of other philosophers, suggesting a theory of the address of the philosophical text, when, for example, he speaks of intrigue in relation to Descartes: « One does not have the right to affirm that the Meditations are a great soliloquy, because the one who writes them, and who therefore feels capable of failing, places himself under the gaze of others, whose approval he awaits »[13].
Ricoeur's « inner necessity”, sharpened by a critical reading of Heidegger, is thus clearly set out by himself as a re-reading of the history of philosophy with a view to « finding in philosophers something to re-engender metaphysics », to « revisit metaphysics that is not closed », and to « reactivate themes that are, if not unused, at least secondary »[14].
It is also worth noting that, at the time of The Conflict of Interpretations, the theme of Ricœurian reading was revived. On the one hand, a certain definition of the symbol now makes it possible to specify the rules of any interpretation. On the other, conflict becomes a structural dimension of philosophical reading[15], as it comes to define the distinctive style of Ricoeur's critical hermeneutics, which he sees as a philosophy dynamically situated at the junction of the hermeneutics of the recollection of meaning and the hermeneutics of suspicion. In the development of this open and conflictual dialogical style, three features stand out: the development of a philosophy radically hostile to any totalizing interpretation of the history of philosophy; a new way of reading certain philosophers, classifying them according to their own way of interpreting; and finally, a recognition of the need to read texts other than those of the philosophical tradition.
Does this mean that, for Ricoeur, philosophy is simply reading?
When, in Time and Narrative III[16], following his own reading of a whole series of theories, Ricoeur gives us his detailed theory of reading, it then applies to literary works. It is the act of the actual reader that gives ontological consistency to reading. Although reading can thus be said to possess a fundamental practical power, since it is capable of transforming and refiguring human action in depth, it should be noted that, paradoxically, it is no longer a philosophical reading[17].
If Ricoeur always reads as a philosopher, whatever the object of his reading, for him reading is always a drama fraught with implications: not only must it only unfold in the manner of a tough « love combat »[18], but it must also assume the circle in which it is engaged: the act of reading, in fact, presupposes a clear delimitation of the disciplinary spheres to which it applies at the same time as it produces them.
But then, does the philosopher really give us all the keys to his readings? What differentiates his reading of other philosophers (in its own multiple forms) from his reading of scientific theories and his reading of literary works? Would it be possible to illuminate his philosophical practice of reading on the basis of his theory of reading? To what extent does he reveal to us the love and hate of his own « love combat »?
Beyond these questions, this issue is open to all contributors who wish to tackle one of the countless philosophical dialogues that punctuate Ricoeur's work, freely attempting to integrate the question of reading into their reflections.
Closing date for the submission of texts: 30th of march 2025.
Maximum number of characters (including spaces and notes): 50,000. Articles can be written in either English or French.
Format and style: The journal follows the Chicago Manual of Style. See the rubric ‘Author Guidelines’ on the journal’s website:
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Guest editor: Cristina Henrique da Costa
Ernst Wolff and Jean-Luc Amalric, co-editorial directors Études Ricœuriennes/Ricœur Studies Journal http://Ricoeur.pitt.edu
[1] Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, p. 66-80.
[3] Ibid., « L’Histoire de la philosophie et l’unité du vrai », p. 45-65.
[4] « Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie ». Paul Ricœur et Bruno Clément. Cahiers de l’Herne Ricœur, Paris, Editions de l’Herne, 2004, p. 198.
[5] Christian Bouchindhomme, Rainer Rochlitz, Temps et récit en débat, « De la Volonté à l’acte, un entretien de Paul Ricœur avec Carlos Oliveira, Paris, Cerf, 1990, p.17-36.
[6] On rappellera en passant que trois de ses recueils d’articles publiés au Seuil ont précisément pour titre « Lectures » (Lectures 1, 2 et 3).
[7] Paul Ricœur, Temps et récit III, « Monde du texte et monde du lecteur », Paris, Seuil, 1985, p. 228-279.
[8] On notera un certain paradoxe : lorsque, dans Temps et récit 2 Ricœur se consacre à des lectures d’œuvres littéraires particulières, il prétend justement ne pas les lire, mais seulement décrire grâce leur configuration les conditions de leur lisibilité.
[9] C’est à Jaspers que Ricœur emprunte cette expression de « combat amoureux » qu’il ne cessera d’employer pour caractériser sa propre démarche philosophique.
[10] Paul Ricœur, History and Truth, Northwestern University Press, Illinois, 1965, p. 63-77.
[12] Ibid., « The History of Philosophy and the Unity of Truth », p. 41-56.
[13] « Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie ». Paul Ricœur et Bruno Clément. Cahiers de l’Herne - Ricœur, Paris, Editions de l’Herne, 2004, p. 198.
[14] Christian Bouchindhomme, Rainer Rochlitz, Temps et récit en débat, « De la Volonté à l’acte, un entretien de Paul Ricœur avec Carlos Oliveira, Paris, Cerf, 1990, p.17-36.
[15] It is worth recalling that three of his collections of articles published in French by Seuil are precisely entitled: Lectures (Lectures 1, 2 and 3).
[16] Paul Ricœur, « World of the text and World of the reader”, Time and Narrative III, University of Chicago Press, 1988.
[17] There is a certain paradox here: in Time and Narrative II, when Ricoeur devotes himself to readings of particular literary works, he claims not to be reading them, but merely describing the conditions of their readability through their configuration.
[18] Ricoeur borrowed the expression “love combat” from Jaspers, which he would continue to use to characterize his own philosophical approach.
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